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51. Bioculture:
Au loup, au loup...

traduit par Arianna De Marco et Xavier Ameziane

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articles écrits par De Marco

loup
 
 
 
Premier plan
Premier plan du loup

Un appel avait annoncé son arrivée. Le signalement parlait d’un loup piégé par un collet d’acier lâchement dissimulé dans l’herbe le long d’un étroit sentier, témoin des allers et retours d’animaux accoutumés à se déplacer en cachette à la tombée de la nuit. Lui est arrivé en plein jour presque à l’heure du déjeuner, étendu à l’intérieur d’une petite camionnette des services vétérinaires, une corde au cou mettant à l’abri les conducteurs de ses éventuels et imprévisibles sursauts.
Opéré d'urgence, enlevés les lambeaux de peau que le collet, serrant son abdomen, avaient rendus putrescents et grouillants de larves de mouche, il est resté immobile pendant quelques jours, alimenté par perfusion. Juste un léger mouvement des yeux témoignait de son attention pour ce qu’il se passait autour de lui. Quatre jours après il commençait à lécher avec envie l'eau qui lui était aspergée d’une seringue sur sa langue, la sortant à maintes reprises jusqu’à éteindre sa soif. Même en restant accroupi, il tenait maintenant plus fréquemment la tête haute, soutenue par son cou vigoureux. Son regard était plus vigilant et depuis sa cage il suivait avec attention tout ce qui se passait dans la pièce où il était hospitalisé. Il se montrait assez tolérant aux soins qui lui étaient administrés, il supportait le lavage de la blessure et les injections périodiques en se pliant sans réactions excessives à mettre la muselière. Ceux qui ont eu l’occasion pour une raison ou une autre d’observer le loup à ce moment n’ont en général pas manqué d’exprimer stupeur, admiration, respect.
Au Parco dell'Abatino il arrive fréquemment des animaux accidentés, récupérés par les gardes forestiers suite à des appels de citoyens. Il s'agit de rapaces comme la buse, le faucon crécerelle, le faucon pèlerin, la hulotte, la chouette effraie et la chouette chevêche, souvent avec des blessures aux membres provoquées par des armes à feu ou plus sporadiquement par un impact sur un câble électrique. Il arrive aussi des porcs-épics et des blaireaux pris au collet ou renversés par des voitures, et également beaucoup d'autres oiseaux et mammifères, tous protégés et inscrits, comme le loup européen, à la liste des espèces menacées d'extinction (appendice I de la Convention de Washington et paragraphe A de la Réglementation CE). Et bien que, même si ces animaux suscitent une attention, celle-ci n'est pas comparable à celle suscitée par le loup. Une buse blessée sur le bas-côté d'une route peut laisser indifférent ou attirer l'attention de quelques personnes sensibles, qui prêtent les premiers secours et alertent les autorités compétentes. Pour un loup c'est autre chose : il n'y a pas de désintéressement mais des réactions variées.

Rasage
Rasage de la patte du loup
la perfusion
Pose de la perfusion au loup

L'exemplaire soigné au Parc est resté misérablement piégé au collet au pied du village pendant plusieurs jours ; il parait que les gens du coin sont allés le regarder en cachette jusqu'à ce que le maire, mis au courant de l'étrange procession de ses concitoyens, avertisse les gardes forestiers qui ont pourvu à le transporter au Parc, en collaboration avec les services sanitaires locaux. Un loup qui git à terre, serré dans un étau qu'il lui pénètre de plus en plus dans la peau à chaque tentative pour se libérer, ne représente une menace même pas pour une personne particulièrement peureuse ou craintive. En s'attardant simplement à l'observer, chez quelqu'un il a y peut-être eu de la complaisance pour un danger évité, chez certains la constatation d'une juste punition pour un assassin potentiel, chez d'autres une revanche sur une nature sauvage qui n'accepte pas de se faire apprivoiser. Dans tous les cas il s'agit de préjugés qui aveuglent le sentiment de pitié que la gestuelle d'un corps souffrant devrait réveiller et qui est bien reconnaissable dans un loup, comme le comprend bien celui qui a eu l'opportunité de gouverner un chien et de percevoir ses émotions.
L'immédiateté de l'image qui provoque des émotions particulières est enfermée dans la toile d'araignée de nos constructions symboliques: il peut alors arriver que ce loup-là et sa souffrance soient mélangés dans les esprits aux nombreuses autres histoires de loups qui y sont archivées ou, plus spécifiquement, rapportés à l'essence du loup que les langages ont voulu construire et transmettre. Voilà alors que se matérialise le loup de la fable, celui du Petit Chaperon Rouge, capable de dévorer entièrement la petite-fille et la grand-mère, sauvées ensuite par le bon chasseur qui tire sur le loup, lui déchire le ventre et libère les deux victimes effrayées.
Beaucoup d'animaux ont été farcis de sens magique, êtres totémiques non respectés pour eux mêmes mais pour leurs qualités symboliques. Le serpent, craint d'une façon générale pour ses guet-apens mortels à base d'injections vénéneuses ou de spires étouffantes, fut perçu dans l'ancienne Egypte comme emblème de l'immortalité vu que la mue de la peau fut associée à une sorte de renaissance à la vie dans un nouveau et brillant costume. Ce fut peut-être ce symbolisme à déterminer, parmi les Egyptiens, le rite de la circoncision qui aurait conféré au circoncis l'immortalité du reptile à travers le décollement du prépuce du phallus serpentiforme. La même coutume fut reprise successivement par les Juifs et les Musulmans. Dans le besoin de dénigrer toutes les formes de culte des animaux, la communauté chrétienne des origines répudia le serpent qui devint le tentateur du paradis terrestre, condamné à être écrasé toujours, sans pitié et partout. En en ignorant sa vraie nature le serpent fut représenté comme dépourvu de sensibilité et exposé au moindre caprice de notre imagination.

endormi
Le loup endormi
Déplacement
Déplacement du loup dans l'infirmerie

Des simplifications analogues arrivent continuellement comme quand on sent le besoin d'étiqueter des ordres entiers d'animaux comme nuisibles ou dangereux, avec des règles et des articles de loi qui en disciplinent l'utilisation. Encore une fois ceux-ci sont perçus comme signifiants, essences abstraites qui ne tiennent pas compte de leurs variabilités individuelles, surtout au niveau comportemental. Cette façon de s'approcher à la compréhension des autres animaux, comme d'ailleurs aux autres subjectivités naturelles, soutient une conception dualiste qui considère préexistants à l'expérience non seulement les individus mais aussi leurs images mentales, enchâssées dans les langages. Ce qui est conceptualisé est un univers de signes et de schémas interprétants, sélectionnés de manière adaptative par les processus naturels pour recomposer mentalement, comme dans un puzzle, les paysages naturels dans lesquels nous sommes plongés, avec leurs composantes biotiques et abiotiques; chaque représentation symbolique acquiert l'objectivité, c'est-à-dire qu'elle persiste en se rendant indépendante du processus qui l'a engendrée.

table d’opérations
Le loup sur la table d’opérations pour une première intervention
blessures
Les profondes blessures reportées par le loup

Il peut ainsi arriver qu'en se trouvant en face du loup misérablement piégé par le collet, on ne discerne pas de l'événement spécifique son signifiant, c'est à dire l'idée du loup déjà mémorisée: l'esprit met en scène chaque fois ses objets préemballés, tout au plus en les remodelant sur la base de ses expériences. Dans un tel processus l'attention est donc mise sur une entité abstraite, conceptuellement décrite comme un type morphologique ou comme une catégorie zoologique, plutôt que sur un individu, celui qui doit concrètement lutter pour la survie et la reproduction.
Ce scenario traître est récité plus fréquemment que l'on puisse croire et porte, en situations ingrates, à assumer des attitudes sinon complices du moins tolérantes. Quand les gens observent les corps oscillants des jeunes pendus à l'aube aux portes de Téhéran, ou assistent à la lapidation des femmes "adultères" comme il y a quelques siècles ils les regardaient brûler comme "sorcières" dans les bûchers de la Sainte Inquisition, ou assistent aux "scénographiques" exécutions de masse avec un coup à la nuque de la part des pelotons chinois, quand ils suivent comme parents des victimes l'agonie des condamnés à l'injection mortelle dans les technologiques prisons Américaines, les participants à de tels spectacles lugubres, même en étant choisis pour véhiculer un message d'avertissement et de terreur, perçoivent d'une façon générale dans ces corps écrasés non pas des individus souffrants à lesquels il est au moins dû la pitié, mais des représentations mentales aux contours indéfinis tels la sorcière, le monstre, le terroriste, non cueillis comme des sujets en devenir mais comme des entités symboliques à éliminer tels n'importe quels objets nuisibles. L'être humain doué d'une dimension "rationnelle", qui s'interpénètre et qui s'entrelace à une instinctive, est donc à la merci d'un monde de signifiants, c'est à dire d'habits confectionnés par les langages qu'il ne sait pas souvent contrôler.

Oxygène
Oxygène pour aider la respiration du loup

Alors qu'un prédateur comme le loup, en donnant la chasse à la proie, la perçoit simplement comme un repas, l'homme dilate à démesure l'action à travers sa narration symbolique, et un tel étirement du temps permet l'accomplissement des langages éthiques et moraux, qui se sont affirmés au cours de l'évolution comme des adaptations probablement gouvernées par la sélection sexuelle. Cruautés et atrocités, parfois indiquées ouvertement comme "bestialités", sont alors des termes qui s'adaptent plus à quelques comportements humains vu que dans leur déroulement elles sont pondérées par les langages; l'expression qui attribue à beaucoup d'infamies une matrice bestiale quand elles répondent en réalité à la spécificité de quelques activités humaines en résulte donc complètement trompeur! Le loup de la fable, qui avant de dévorer l'agneau l'accuse en restant en amont de lui polluer l'eau du ruisseau, reflète le besoin typiquement humain, très hypocrite, d'insérer les propres actions sanglantes dans un cadre justificateur même si celui-ci est effrontément risible.

seconde intervention
Une seconde intervention
Après l’intervention
Après l’intervention

Mais en revenant au vrai loup, celui accueilli au Parco dell'Abatino, nous disions que quatre jours après son hospitalisation il commençait à montrer les premiers signes d'amélioration. Un des aspects particuliers présent chez l'animal sauvage en convalescence est le passage indéchiffrable d'un état d'apathie réelle à une simulation de sa vraie condition physique. Un lièvre, traînée par le cou comme un bon repas à consommer à l'abri de regards indiscrets, conserve sa dernière possibilité de salut en faisant semblant d'être mort; n'importe quelle distraction du prédateur est suivie par un déclenchement fulgurant vers le salut! La sélection naturelle a favorisé l'affirmation de tels comportements traîtres. Ces considérations suggéraient d'être attentif à la réception des faibles signaux d'une condition physique récupérée du loup qui au minimum aurait conseillé une plus grande précaution pour le soigner. Il commençait à changer de position dans la cage, mais il ne le faisait jamais en notre présence : ainsi le soir nous le laissions couché d'une certaine façon et le matin nous le retrouvions dans une autre. Il continuait à refuser la nourriture, à base de viande, qui lui était offerte ; puis, au sixième jour, il commença à en dévorer des morceaux d'un kilo, mais il ne le faisait jamais en notre présence: il continuait à faire l'apathique et le paresseux mais de la viande laissée le soir dans la cage, le matin il n'y en avait plus trace! Il continua comme cela trois autres jours pendant qu'il s'assujettissait de moins en moins aux soins. Un soir il grogna quand la blessure lui fut nettoyée et nous comprîmes que ce n'était plus le cas de trop approcher les mains de ses mâchoires. Le dernier soir qu'il resta chez nous, nous l'entendîmes plusieurs fois hurler en pleine nuit: bien que l'on puisse être habitué à certains sons, cet appel a quelque chose de magique; contrairement à l'aboiement du chien il traverse le corps, fascine et effraie. On sent qu'il s'agit d'un langage ancestral qui appartient à un monde symbolique, qui n'est pas destiné à nous mais à d'autres esprits! Pour nous ce fut seulement l'indication que le loup était en nette reprise, bien qu'il simulait son état encore faible et malade. La confirmation arriva le matin suivant. La cage était vide, ce n'étaient pas les portes qui avaient cédé, mais les barres même de la cage, apte à retenir des chiens en convalescence mais pas un loup qui avait retrouvé sa vigueur. La porte de l'infirmerie où se trouvait sa cage avait habilement été ouverte en manipulant la poignée. Les mailles de la volière qui englobait l'infirmerie présentaient sur une côté une fissure légère ouverte à coups de dents: à travers cet étroit passage le loup s'était enfilé; quelques traces juste devant puis plus rien. Le loup était retourné à son monde ou au moins à ce qu'il reste de celui-ci!

Vers la guérison
Vers la guérison du loup

le jour précédent la fuite
Le loup, le jour précédent la fuite

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